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Justice militaire et évolution des infractions au devoir de servir

  • Autor/Autorin: Edgar Philippin
  • Beitragsart: Beiträge
  • Rechtsgebiete: Militärstrafrecht und Militärstrafverfahren
  • Zitiervorschlag: Edgar Philippin, Justice militaire et évolution des infractions au devoir de servir, in: Jusletter 13. Mai 2019
Historisch gesehen belegt die Rechtsprechung zu den Fällen von Verletzungen der Pflicht zur Dienstleistung den Einfluss der Militärgerichtspraxis auf die Entwicklung des Militärstrafrechts sowie in jüngster Zeit auch auf die Konzeption des Zivildienstes. In der Rechtsprechung lassen sich keine Tendenzen erkennen, die einer militärischen Logik folgen würden, sondern vielmehr eine konsequente Beachtung der konkreten Umstände des Einzelfalls, sogar in den meisten Routinefällen. Diese Tendenz wirkt sich in mehrfacher Hinsicht zugunsten des Angeklagten aus.

Table des matières

  • I. Introduction
  • II. Atténuation de la peine en cas d’objection de conscience
  • III. Retenue dans l’application de sanctions sans rapport avec le service militaire
  • IV. La lutte des objecteurs de conscience et la voie vers le service civil
  • V. Distinction entre insoumission et refus de servir
  • VI. Appréciation des motifs fréquemment invoqués pour expliquer un défaut dans la pratique actuelle
  • VII. Conclusion

I.

Introduction ^

[1]

Les infractions au devoir de servir sont les délits quotidiens de la justice militaire. Ce n’est pas pour autant qu’il faille les considérer avec condescendance. Il est vrai que ces cas ne présentent, en général, guère de difficultés juridiques. Les faits sont souvent similaires, consistant en l’absence injustifiée d’un militaire à une période de service. Dans la grande majorité des cas, le motif explicatif avancé relève d’une variation sur le thème de la priorité données aux obligations de la vie civile.

[2]

Ces délits représentent la plus grande partie de la charge des auditeurs appelés à statuer par ordonnance de condamnation1. Pour eux comme pour les tribunaux militaires, le risque existe d’une attention émoussée par la routine. Dans les deux cas, le danger est celui d’une sanction « tarifée », qui ne serait que trop peu fondée sur l’appréciation de l’ensemble des circonstances objectives et subjectives du cas d’espèce. Ceci serait naturellement incompatible avec les fondements mêmes du droit pénal, concrétisés en droit pénal militaire à l’article 41 CPM, ainsi qu’à l’article 182 CPM pour les affaires disciplinaires.

[3]

A l’heure de l’arrivée d’algorithmes capables de résoudre sans intervention humaine des problèmes juridiques simples, ne serait-il pas précisément tentant de s’écarter de ce principe d’individualisation ?

[4]

Un tel écart au principe d’individualisation pourrait notamment être justifié par des raisons d’efficacité. Il est en effet question des deux tiers des affaires jugées en 2017 par la justice militaire. Dans ces cas, en outre, la peine est en définitive le plus souvent comprise dans une fourchette relativement étroite. Les amendes disciplinaires infligées par les autorités militaires cantonales pour les premiers manquements à l’obligation d’accomplir les tirs hors service sont quant à elles directement infligées sur la base d’un barème.2

[5]

Un autre motif pourrait consister en une certaine méfiance quant à la manière dont des juges militaires exerceront leur pouvoir d’appréciation dans ce genre d’affaires : peut-on espérer d’eux qu’ils fassent preuve de l’indépendance requise envers des prévenus dont le tort a été de manquer à leurs obligations militaires ? A cet égard, la liberté prise avec le principe d’individualisation serait compensée par la sécurité juridique attendue d’un affranchissement de tout possible biais militariste.

[6]

L’automatisation du raisonnement serait en ce sens l’aboutissement ultime du rêve formaliste des révolutionnaires français qui, essentiellement dans un souci d’égalité, voyaient le droit comme une science exacte et considéraient que le raisonnement judiciaire devait être prédéterminé. Dans les mots de Robespierre lors de l’assemblée constituante du 18 novembre 1790 : « Si la loi peut être interprétée, augmentée ou appliquée au gré d’une volonté particulière, l’homme n’est plus sous la sauvegarde de la loi, mais sous la puissance de celui qui l’interprète ou qui l’augmente ».3

[7]

Mais la perspective d’une dérive réaliste, dans laquelle les décisions judiciaires seraient fondées dans une mesure excessive, voire exclusivement, sur le sentiment de justice des magistrats appelés à statuer, est évidemment exclue en droit pénal militaire suisse, gouverné par un strict principe de légalité. Nous sommes très loin de ce qu’Oliver Wendell Holmes, Jr. disait entendre par « droit », soit « ce que font les juges, rien de plus, rien de moins ».4

[8]

Cela dit, l’article 1er CPM ne va pas jusqu’à exiger, comme le jurisconsulte français Frédéric Mourlon le faisait en 1846 dans une formule frappante, que le magistrat « humilie sa raison devant celle de la loi ».5 Notre système s’inscrit au contraire dans le courant du normativisme kelsénien.6 Le juge y joue un rôle certes subordonné à la loi, mais fondamental dans le cadre de la concrétisation de celle-ci.

[9]

Dans son rapport de 2011 à la Société suisse des juristes7, le Professeur Pascal Pichonnaz a montré comment, dans un tel contexte, le droit des obligations, très structuraliste à l’origine, fondé sur l’idée d’une égalité absolue entre les parties,8 a pu évoluer pour prendre en considération des valeurs communes, notamment sociales.9

[10]

Le mérite de la comparaison est limité, car le droit pénal (militaire ou non) est évidemment imprégné d’une primauté absolue de la loi. Cela n’a pas empêché la justice militaire d’être un élément central de son adaptation aux évolutions de la société, dans les limites du cadre législatif, c’est-à-dire essentiellement dans l’intérêt des prévenus. Ce rôle de la justice militaire est particulièrement évident en relation avec les infractions au devoir de servir. C’est ce à quoi sont consacrées les pages qui suivent.

II.

Atténuation de la peine en cas d’objection de conscience ^

[11]

Dans le code pénal militaire de 1851, le fait de ne pas entrer en service est assimilé à la désertion,10 crime de lâcheté, déshonorant, de celui qui, ignorant son devoir patriotique,11 abandonne son corps ou ne le rejoint pas après une permission. La première guerre mondiale fait apparaître le caractère inadéquat de cette assimilation.12 En 1917, le Conseil fédéral la supprime par voie d’ordonnance, mais seulement pour les Suisses de l’étranger, qui ont la possibilité de démontrer un motif légitime de ne pas rentrer au pays pour y être mobilisés.13 Un nouveau délit est né que les tribunaux militaires nomment « insoumission ».14

[12]

Pour ceux qui sont astreints au service actif à l’intérieur du pays, le verdict de culpabilité est en revanche inévitable, automatique. Mais les tribunaux militaires commencent rapidement à se demander si l’objection de conscience ne peut pas être un motif d’atténuation de la peine. On trouve en effet injuste que celui qui ne donne pas suite à une convocation en raison d’un grave conflit de conscience (motif honorable) soit traité de la même manière que celui qui ne se présente pas, par exemple parce qu’il avait mal mangé lors du dernier cours de répétition ou qu’il a préféré partir en voyage de noces15. De manière intéressante, la thèse zurichoise de 1929 dont sont tirés ces exemples évoque aussi comme motif d’atténuation – indépendamment de toute considération morale ou religieuse – la mise en danger de l’existence économique du récalcitrant16, pour le cas où il se présenterait au service. Nous y reviendrons ci-dessous.

III.

Retenue dans l’application de sanctions sans rapport avec le service militaire ^

[13]

Entre-temps, pour ceux qui n’entrent pas en service, le code pénal militaire de 1927 a introduit la distinction, toujours actuelle, entre refus de servir17 et insoumission intentionnelle,18 dont les éléments constitutifs objectifs sont les mêmes et qui se distinguent par un élément subjectif spécial : le dessein de se soustraire au service militaire.19 Pour ceux qui abandonnent la troupe, c’est le même critère qui permet de distinguer désertion et absence injustifiée20. Le refus de servir et la désertion sont des crimes punis plus sévèrement que l’insoumission et l’absence injustifiée.

[14]

Ce sont encore les tribunaux militaires qui, essentiellement dans le cadre de la marge de manœuvre qui leur est donnée dans la fixation de la peine, prennent en considération les cas de conscience sérieux comme motif d’atténuation de la peine pour ceux qui refusent le service militaire en tant que tel. La privation des droits civiques,21 peine accessoire prévue par le code, semble également être prononcée avec la plus grande réserve par les tribunaux militaires dans ce genre de cas.22

[15]

Le traumatisme causé par la seconde guerre mondiale est à l’origine de nouveaux développements dans les années 1950 : si l’initiative socialiste du genevois Oltramare pour l’introduction d’un service civil en faveur des objecteurs de conscience est balayée,23 une peine plus clémente est introduite par voie législative et la possibilité de la privation du droit de vote est officiellement abrogée, lorsque le motif est religieux.24 Cet objecteur de conscience-là n’est peut-être pas un citoyen-soldat, mais il peut légalement rester un citoyen.25 Les tribunaux militaires peuvent s’enorgueillir d’avoir préfiguré cette évolution législative dans leur application restrictive de cette sanction en général.

IV.

La lutte des objecteurs de conscience et la voie vers le service civil ^

[16]

Dès le 1er mars 1968, le régime d’allégement est étendu aux objecteurs faisant valoir des motifs moraux (et non plus seulement religieux).26 En outre, la récidive est abrogée en tant que circonstance aggravante, afin de ne pas pénaliser ceux qui restent fidèles à leurs convictions.27 La possibilité d’une exclusion de l’armée, certes laissée à la libre appréciation des tribunaux, est enfin étendue à tous les cas d’objection de conscience, alors qu’elle était précédemment limitée à ceux qui étaient acquittés pour irresponsabilité ou responsabilité restreinte.28

[17]

Ces nouveautés sont considérées comme un pas important dans la lutte des objecteurs de conscience, qui peuvent désormais être libérés définitivement de leurs obligations après exécution d’une peine modérée.29 Dès le milieu de l’année 1991, les cas décriminalisés d’objection de conscience sont punis d’un travail d’intérêt général représentant une fois et demi la durée du service éludé, mais deux ans au maximum.30 Les tribunaux militaires sont encouragés à prononcer l’exclusion de l’armée en pareil cas31. Ainsi se présentent objectivement les prémices du futur service civil.32

[18]

Mais ce sujet était controversé, à certains égards presque tabou. En 1988, lors d’un congrès organisé à l’Université de Fribourg à l’occasion des 150 ans de la justice militaire, le Conseiller fédéral Arnold Koller avait bien insisté : « Es soll damit auf keine Art und Weise versucht werden, sozusagen durchs Hintertürchen des Militärstrafgesetzes einen Zivildienst einzuführen, den das Volk wiederholt abgelehnt hat ».33 Augustin Macheret, alors lieutenant-colonel de la justice militaire et recteur de l’Université de Fribourg, s’interrogeait quant à lui sur la nécessité d’un fondement constitutionnel pour l’introduction d’un véritable service civil.34

[19]

Pendant ce temps, les travaux de la commission présidée par le regretté brigadier Raphaël Barras, auditeur en chef de l’époque,35 se poursuivaient. Ce sont eux qui ont abouti à la révision de 1991, à teneur de laquelle la sanction prononcée contre les objecteurs de conscience n’est en outre pas inscrite au casier judiciaire,36 pour éviter la pénalisation du condamné dans sa vie professionnelle ou sociale.37 Les interrogations sur la nature du motif, qui doit refléter les valeurs éthiques fondamentales de l’intéressé ne s’arrêtent pas là. Si tel n’est pas le cas, la sanction du refus de servir est appliquée dans toute sa mesure.

[20]

Le 17 mai 1992, la voie est ouverte à une évolution majeure, en ce sens que le principe d’organisation d’un service civil comme substitut au service militaire est enfin ancré dans la Constitution,38 après plusieurs tentatives infructueuses.

[21]

Dans la première version de la loi sur le service civil39, entrée en vigueur le 1er octobre 1996, l’admission à celui-ci est subordonnée à la preuve de l’existence d’un conflit de conscience, soumis à l’appréciation des autorités d’admission.40

[22]

Dès ce moment, il n’y a au fond plus d’objection de conscience. Soit le refus du service militaire est motivé par un cas de conscience reconnu comme tel par l’autorité compétente et il y a alors admission au service civil, facteur qui exclut la punissabilité pour refus de servir, soit l’article 81 CPM s’applique dans toute sa rigueur. Théoriquement au moins, ceux qui refusent de servir sans avoir été admis au service civil devraient donc presque nécessairement avoir des motifs égoïstes. Ces motifs sont de nature à les rendre peu sympathiques à ceux qui, à contrecœur peut-être, accomplissent leur devoir civique (que ce soit d’ailleurs sous la forme du service militaire ou sous celle du service civil). Pour ces raisons, il apparaît logique, ou au moins pas choquant, que le refus de servir soit érigé en infraction qualifiée. Cette distinction se retrouve précisément dans les dispositions pénales de la loi sur le service civil41, dès la première version de celle-ci42.

[23]

Le Tribunal militaire 1 a récemment eu à juger le cas (désormais très rare) d’un jeune homme qui, sans doute plus fondamentalement anarchiste que (seulement) antimilitariste, refusait – textuellement – de se « laisser soumettre » d’une quelconque manière. Pour lui, la possibilité d’effectuer du service civil n’entrait pas plus en ligne de compte que celle de faire du service militaire. Détail intéressant, l’un des motifs qu’il avait avancés pour expliquer son défaut consistait en le fait qu’il avait « mal mangé » lors de la journée d’information. Bien sûr, cela faisait partie d’une attitude ironique qu’il avait généralement adoptée à l’égard de l’institution, mais il est intéressant de constater que l’un des exemples que donnait la thèse zurichoise de 1929 n’était peut-être pas si théorique qu’il pouvait y paraître à première vue. Dans le système actuel, le cas relève clairement du refus de servir.

[24]

Conséquence de l’introduction du service civil, le Conseil fédéral constate dans son message de 200143 que les véritables cas d’objection de conscience ne sont plus traités par les tribunaux militaires, ni d’ailleurs assimilés à des cas de droit commun.44 Le but du service civil est donc considéré comme atteint.45

[25]

Une modification de la loi sur le service civil entre en vigueur le 1er janvier 2004, dans laquelle le conflit de conscience est désormais envisagé du seul « point de vue du requérant » : les autorités d’admission se contentent d’apprécier la crédibilité de l’intéressé.46 Il faut tout de même que le conflit de conscience se rapporte à des motifs « universalisables »47 et non à des motivations égoïstes liées par exemple au fait que la vie militaire est plus dure que la vie civile.

[26]

Enfin, le 1er avril 2009 est introduit le système dit de la « preuve par l’acte » :48 afin d’assurer l’égalité de traitement, d’éviter les problèmes liés aux fausses déclarations des plus habiles menteurs et d’objectiver l’appréciation des autorités, il suffit désormais, pour y être admis, de se déclarer d’accord d’accomplir un service civil d’une durée une fois et demie supérieure à celle du service militaire.49

[27]

Malgré le caractère supposément dissuasif de la durée du service civil, le nombre d’admissions au service civil a considérablement augmenté ensuite de la mise en vigueur de ce système de la preuve par l’acte.50 Certes, la déclaration doit toujours préciser qu’elle est fondée sur des motifs de conscience, mais la statistique laisse penser que bon nombre de demandes sont plutôt liées à un choix fait pour l’optimisation individuelle de son parcours de vie.

[28]

Il semblerait en effet qu’actuellement, la jeune génération ne voie pas nécessairement un problème à consacrer une période plus longue à un service civil, si elle le juge plus porteur de sens ou plus en phase avec ses convictions que le service militaire. Certes, même dans la dernière révision, le législateur n’a pas voulu d’un libre choix entre service militaire et service civil, le premier continuant de jouir d’une priorité juridique sur le second.51 Mais nous ne sommes désormais peut-être plus si loin d’un système qui, en pratique, est en tout cas perçu comme offrant une forme de choix entre service militaire et service civil, même si les termes de l’alternative ne sont pas équivalents quant à la durée de l’obligation.

[29]

La question n’est pas close, puisque le Conseil fédéral a récemment proposé une révision de la loi sur le service civil, destiné à rendre celui-ci moins attractif. Les mesures proposées se sont toutefois heurtées à d’assez vives critiques, aussi bien de l’association suisse pour le service civil que de la part de la conférence gouvernementale des affaires militaires, de la protection civile et des sapeurs-pompiers, évidemment pour des motifs différents.52

V.

Distinction entre insoumission et refus de servir ^

[30]

Naturellement, cette discussion ne concerne que ceux qui, à un moment ou à un autre, ne souhaitent pas (ou plus) accomplir de service militaire du tout (ou à tout le moins qui refusent en bloc tout un pan des devoirs qu’impose la condition militaire, par exemple l’obligation d’accomplir les tirs hors du service).

[31]

C’est le sens de la jurisprudence du Tribunal militaire d’appel 2 qui, le 15 juillet 2005, a considéré que le critère de distinction entre refus de servir et insoumission consiste en l’objet, non en la nature de l’intention de faire défaut.53 Pour décider d’appliquer l’article 81 CPM plutôt que l’article 82 CPM, il convient de se demander si, au moment des faits qui ont justifié l’intervention de la justice militaire, l’intéressé refusait l’ensemble de ses obligations militaires futures pertinentes ou si son intention se limitait à celles pour lesquelles il est concrètement renvoyé.54 Peu importe que ses motifs relèvent d’un antimilitarisme de principe ou d’une priorité donnée à d’autres activités, professionnelles par exemple.

[32]

A cet égard, un cas récemment jugé par le Tribunal militaire 1 est digne d’intérêt : l’accusé était un agriculteur qui s’affichait très clairement comme un partisan de l’armée, mais qui considérait que la responsabilité du domaine qu’il gérait plus ou moins seul l’empêchait de se rendre personnellement au service militaire. Il était jugé pour son quatrième défaut consécutif et avait déclaré au juge d’instruction militaire qu’il ne voyait pas de solution pour l’avenir. Ces réitérations multiples et l’absence de perspectives de changement étaient autant d’indices d’une intention définitive caractéristique du refus de service – même chez quelqu’un qui se déclare en soi être favorable à l’armée. L’accusé a toutefois pu démontrer qu’avant l’audience du tribunal, il avait pris des mesures pour pouvoir donner suite à sa prochaine convocation. Ultérieurement à son audition par le juge d’instruction militaire, il avait en effet engagé du personnel pour le remplacer durant son absence et il avait pris contact avec les autorités militaires pour envisager une affectation géographiquement plus proche de son exploitation. Dans un tel cas, il reste possible de retenir le refus de servir, puisque le critère subjectif déterminant s’examine au moment de l’infraction, et non à la lumière d’un éventuel changement d’attitude ultérieur. Si le dessein de refuser le service militaire est réalisé au moment du défaut,55 le retour à de meilleures dispositions n’a une possible influence que sur la quotité de la sanction, non sur la qualification de l’infraction. En l’espèce, dans l’examen de l’élément subjectif au moment des faits, le tribunal a considéré que, si l’accusé n’avait pas eu de réelle crainte quant à l’avenir économique de son exploitation individuelle fortement endettée (autre exemple qu’évoquait la thèse zurichoise de 1929), il se serait comporté différemment. C’est l’une des raisons pour lesquelles, en définitive, la qualification d’insoumission a été retenue. Mais une approche plus stricte aurait légitimement aussi pu entrer en ligne de compte.

[33]

Même si la jurisprudence a pu fluctuer, le critère de distinction entre insoumission et refus de servir, tel que l’exprime le Tribunal militaire d’appel 2 en 2005, était probablement pertinent auparavant déjà. Néanmoins, il est intéressant de constater qu’il se cristallise au moment où le service civil est entré dans son rythme de croisière, où la justice militaire a donc en principe cessé de devoir se pencher sur les véritables cas d’objection de conscience et où il n’est normalement plus nécessaire de se demander si l’accusé refuse d’accomplir ses obligations pour des motifs intrinsèquement liés à la nature du service militaire.

VI.

Appréciation des motifs fréquemment invoqués pour expliquer un défaut dans la pratique actuelle ^

[34]

Dans les cas d’insoumission, qui sont désormais les plus fréquents et dans lesquels l’élément subjectif de l’infraction porte par définition sur une ou plusieurs périodes de service déterminées (et non sur l’ensemble des obligations militaires), on constate que les motifs avancés sont assez souvent liés à un désintérêt individualiste pour le service militaire, à la priorité accordée à la vie civile dans des circonstances données.

[35]

Des agriculteurs indépendants, pour lesquels la situation est sans doute objectivement difficile (quoique objectivement pas toujours inextricable), aux étudiants qui pensent pouvoir spontanément s’affranchir de leurs obligations (alors même qu’il leur serait facile de demander un déplacement de service), la palette des excuses entendues en pratique est assez large. Dans la pratique récente du Tribunal militaire 1, celle du voyage de noces a également été évoquée, nouvelle attestation du caractère finalement assez réaliste, et toujours actuel, des exemples donnés dans la thèse zurichoise de 1929 citée ci-dessus.

[36]

Les inquiétudes liées au marché de l’emploi sont fortement perceptibles : malgré la protection légale accordée aux travailleurs qui accomplissent du service militaire,56 la crainte de perdre son poste est un motif assez récurrent, surtout chez ceux qui viennent de retrouver une certaine stabilité après une période de chômage plus ou moins longue.

[37]

Dans tous les cas précités, un élément frappe : les accusés considèrent souvent pouvoir se dispenser eux-mêmes d’entrer au service militaire, sur la base de leur propre appréciation de la situation. Le Tribunal militaire 1 a récemment entendu l’explication suivante : « Je ne savais pas que c’est obligatoire quand on a un travail ». Un juge idéaliste trouvera le propos d’une naïveté touchante. Le cynique, en revanche, y verra quant à lui la marque d’une arrogante défiance.

[38]

Il est fréquent aussi que des accusés affirment avoir un problème généralisé dans le suivi de toutes leurs affaires d’ordre administratif, ce qui les conduirait à ne pas avoir pris conscience de leur convocation.

[39]

Le plus souvent, l’excuse peut facilement être considérée comme peu convaincante sur la base de l’ensemble des circonstances et la forme intentionnelle de l’infraction (par dol éventuel) est alors retenue, à tout le moins dans les cas où l’accusé a fait défaut à une période de service avec son unité d’incorporation, puisque les dates en sont publiées et qu’il est de la responsabilité de chaque militaire d’en prendre connaissance.

[40]

Lorsqu’en revanche le fait de ne pas relever son courrier est la pointe d’un iceberg fait par exemple de poursuites pour les impôts et les primes d’assurance-maladie, de problèmes familiaux graves ou d’une autre situation de réelle détresse, accompagnée ou non d’abus de stupéfiants, le cas est différent et se résout souvent par la constatation médicale de l’inaptitude au service militaire. Sur cette question, la décision de la commission de visite sanitaire lie les autorités de poursuite pénale militaire.57 L’expérience montre que, dans ces cas difficiles, plus tôt le cas est soumis au service médico-militaire, mieux cela vaut du point de vue de l’économie de la procédure. Pénalement, si l’on constate que l’accusé était aussi inapte à entrer au service (c’est-à-dire pour l’essentiel à se déplacer pour se présenter), son comportement n’est passible d’aucune sanction, conformément à l’article 84 alinéa 3 CPM. On note que, sur la question de l’inaptitude à entrer au service, les autorités pénales militaires ne sont pas liées par l’éventuel avis du service médico-militaire.

[41]

Qu’en est-il lorsque, prévenu d’insoumission, l’intéressé est en définitive libéré de ses obligations non pas en raison d’une inaptitude (médicale) au service militaire, mais bien d’une admission au service civil ? Depuis le 1er juillet 2016, avec l’entrée en vigueur de la nouvelle teneur des articles 82 alinéa 5 et 84 alinéa 1er lettre a CPM, la situation est claire : une condamnation pour insoumission n’entre pas en ligne de compte.58

[42]

Mais, avant cela, contrairement à l’article 81 alinéa 6 lettre a CPM, l’article 82 alinéa 5 CPM n’excluait pas la punissabilité en cas d’admission au service civil. D’un point de vue systématique, c’était assez compréhensible. Le service civil est en effet destiné à ceux qui, à un moment donné, refusent définitivement l’ensemble de leurs obligations militaires pour des motifs de conscience et qui, à défaut, tomberaient par définition sous le coup d’une accusation de refus de servir, non d’insoumission. Malgré son caractère tout à fait logique, cette règle avait un effet indésirable : ceux dont le comportement réalisait les éléments objectifs et subjectifs de l’insoumission et qui étaient admis au service civil étaient susceptibles d’être condamnés plus sévèrement que s’ils avaient refusé de servir.

[43]

Avant même la modification entrée en vigueur 1er juillet 2016, nombre d’auditeurs et de tribunaux militaires considéraient que cela ne pouvait pas avoir été le but du législateur, qu’il y avait là une lacune occulte de la loi, et qu’il fallait combler celle-ci dans l’intérêt des accusés. Dans ce sens, en cas d’admission au service civil, l’infraction d’insoumission n’entrait pas plus en ligne de compte que celle de refus de servir.

VII.

Conclusion ^

[44]

De ce bref aperçu, on peut tirer le constat que la justice militaire est soucieuse de comprendre la nature des infractions même les plus routinières, comme celles qui sont liées à l’obligation de servir, afin d’appliquer de manière équitable les dispositions correspondantes tout en évoluant avec son temps.

[45]

On ne constate aucun biais militariste dans la jurisprudence relative à l’insoumission et au refus de servir. Au contraire, malgré le cadre très strict du code de 1851, la justice militaire fait très tôt preuve de clémence à l’égard de ceux à qui le service militaire posait un réel problème de conscience. Plus tard, les tribunaux militaires ont usé de retenue dans l’application de sanctions excédant le cadre militaire, comme la privation des droits civiques, préfigurant la suppression de cette peine par voie législative. Enfin, par réduction téléologique, l’admission au service civil a été considérée comme un motif excluant la qualification d’insoumission comme celle de refus de servir, avant que la loi soit révisée en ce sens.

[46]

A l’heure de son 180ème anniversaire, qui coïncide avec une réorganisation affirmant son indépendance, la justice militaire démontre le caractère illusoire d’une approche normalisée et la nécessité de prendre en considération l’ensemble des circonstances de chaque cas, même dans les affaires « lambda ». C’est ce qui a permis à la pratique des tribunaux militaires, au fil des années, d’être l’instrument d’une justice évolutive, dans un domaine délicat en ce sens qu’il touche à des éléments éminemment personnels. Les convictions religieuses, morales ou politiques étaient spécialement concernées à l’époque où les objecteurs de conscience luttaient pour la dépénalisation de leur comportement. Elles restent toutefois d’actualité à un moment où une nouvelle révision de la loi sur le service civil réveille le débat sur le libre choix entre service militaire et service civil. A une période où une part non négligeable de la population exprime des craintes sur son avenir économique, la conciliation entre obligations militaires et vie professionnelle est évidemment aussi un défi pour les tribunaux militaires.


Edgar Philippin est avocat et professeur à l’Université de Lausanne. Lieutenant-colonel de la justice militaire, il est Président II du Tribunal militaire 1.

  1. 1 Art. 119 ss de la Procédure pénale militaire du 23 mars 1979 (RS 322.1 ; PPM).
  2. 2 L’amende disciplinaire prononcée par les autorités cantonales est systématiquement de 200 fr., de 400 fr. dans le deuxième, et ainsi de suite, jusqu’au moment où la répétition des infractions les fait entrer dans le domaine de compétence de la justice militaire.
  3. 3 Gianluigi Maltagliati, De Calas à Beccaria. Le combat contre le « Despotisme intermédiaire », in : Jacques de Cock (édit.), Pour en finir avec Voltaire. Premier congrès international pour l’étude de la Contre-révolution, Lyon 1999, p. 70.
  4. 4 Antoine Garapon/Jean Lassègue, Justice digitale. Révolution graphique et rupture anthropologique, Paris 2018, p. 242 s.
  5. 5 Jean-Louis Halpérin, Histoire du droit privé français depuis 1804, Paris 2012, p. 45.
  6. 6 José Hurtado Pozo, Droit pénal. Partie générale (Nouvelle édition refondue et augmentée), Genève/Zurich/Bâle 2008, n° 340. Sur le normativisme en général, voir par exemple William Ossipow, Les logiques du dernier mot et leur brouillage. Réflexions sur l’avenir incertain du contrôle de constitutionnalité en Suisse, in : Andrea Good/Bettina Platipodis (édit.), Direkte Demokratie. Herausforderungen zwischen Politik und Recht. Festschrift für Andreas Auer zum 65. Geburtstag, Berne 2013, p. 200 ss.
  7. 7 Pascal Pichonnaz, Le centenaire du Code des obligations. Un code toujours plus hors du code, RDS 2011 II 117 ss.
  8. 8 Pascal Pichonnaz, p. 178 s.
  9. 9 Pascal Pichonnaz, p. 188 s.
  10. 10 Art. 93 du Code pénal militaire du 13 juin 1927 (RS 321.0 ; CPM )1851. Ernst Altorfer, Die Dienstverweigerung nach schweizerischen Militärstrafrecht, thèse Zurich 1929, p. 84 ; Marie-Thérèse de Leonardis, L’objection de conscience en droit public suisse. Contribution à l’étude du droit constitutionnel et du droit pénal militaire, thèse Lausanne 1990, p. 168 ; Félicien Monnier, Juge et soldat. Essai sur les fondements de la justice militaire suisse, Lausanne 2016, p. 78.
  11. 11 Félicien Monnier, p. 79.
  12. 12 Ernst Altorfer, p. 97 s. ; Marie-Thérèse de Leonardis, p. 169 ; Félicien Monnier, p. 78.
  13. 13 Ordonnance relative à la poursuite des militaires qui ne se sont pas présentés au service actif ou qui l’ont déserté, RO 1917 1026.
  14. 14 Marie-Thérèse de Leonardis, p. 171.
  15. 15 Ernst Altorfer, p. 129.
  16. 16 Ernst Altorfer, p. 130.
  17. 17 Art. 81 CPM.
  18. 18 Art. 82 CPM.
  19. 19 Stefan Flachsmann/Patrick Fluri/Bernhard Isenring/Stefan Wehrenberg, Tables du droit pénal militaire. Traduit de l’allemand par Anne-Sophie Guillaume-Bueche, 2e éd., Genève et al. 2010, p. 148 ; Kurt Hauri, Militärstrafgesetz. Kommentar, Bern 1983, art. 81 CPM, p. 278 ss ; Félicien Monnier, p. 82.
  20. 20 Ernst Altorfer, p. 14 ; Marie-Thérèse de Leonardis, p. 179 ; Félicien Monnier, p. 82.
  21. 21 Art. 29 CPM 1927.
  22. 22 Cf. Félicien Monnier, p. 80 et 83 s.
  23. 23 Félicien Monnier, p. 79.
  24. 24 Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant une révision partielle du Code pénal militaire et de la loi sur l’organisation judiciaire et la procédure pénale pour l’armée fédérale du 22 juillet 1949 (FF 1949 II 145) s.
  25. 25 Félicien Monnier, p. 85.
  26. 26 82 ch. 2 al. 1er CPM 1967 ; Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant une révision partielle du Code pénal militaire du 6 mars 1967 (FF 1967 I 605), 608 ; Marie-Thérèse de Leonardis, p. 194 ; Félicien Monnier, p. 86.
  27. 27 Art. 81 ch. 2 al. 3 CPM 1967 ; Message 1967, p. 608 s. ; Marie-Thérèse de Leonardis, p. 194 ; Félicien Monnier, p. 86.
  28. 28 82 ch. 2 al. 1er CPM 1967 ; Message 1967, p. 608 s. ; Marie-Thérèse de Leonardis, p. 194 ; Félicien Monnier, p. 86.
  29. 29 Félicien Monnier, p. 86.
  30. 30 Art. 81 al. 2 CPM 1991 ; Félicien Monnier, p. 88.
  31. 31 Message concernant la modification du code pénal militaire et de la loi fédérale sur l'organisation militaire du 27 mai 1987 (FF 1987 II 1335),1348.
  32. 32 Félicien Monnier, p. 88.
  33. 33 Arnold Koller, 150 Jahre Militärjustiz, in : Die schweizerische Militärjustiz. La justice militaire suisse, Opfikon 1989, p. 53.
  34. 34 Augustin Macheret, Les fondements constitutionnels de la défense nationale, in : Die schweizerische Militärjustiz. La justice militaire suisse, Opfikon 1989, p. 42 s.
  35. 35 Auditeur en chef de 1977 à 1991.
  36. 36 FF 1987 II 1335 (Nbp 31), 1346.
  37. 37 Félicien Monnier, p. 88.
  38. 38 Art. 18 al. 1er de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (RS 101 ; Cst.), 1874.
  39. 39 Loi fédérale sur le service civil du 6 octobre 1995 (RS 824.0 ; LSC).
  40. 40 Félicien Monnier, p. 89.
  41. 41 Art. 72 ss LSC.
  42. 42 Message concernant la loi fédérale sur les entraves techniques au commerce du 15 février 1995 (FF 1995 IV 489), 505. 
  43. 43 Message concernant la modification de la loi fédérale sur le service civil du 21 septembre 2001 (FF 2001 5819).
  44. 44 FF 2001 5819 (Nbp 43), 5827.
  45. 45 FF 2001 5819 (Nbp 43), 5827.
  46. 46 Message concernant la modification de la loi fédérale sur le service civil du 21 septembre 2001 (FF 2001 5859). Félicien Monnier, p. 122.
  47. 47 FF 2001 5859 (Nbp 46) s.
  48. 48 Suite à l’entrée en vigueur de la novelle du 3 octobre 2008, RO 2009 1093.
  49. 49 Message concernant la modification des lois fédérales sur le service civil et sur la taxe d’exemption de l’obligation de servir du 27 février 2008, (FF 2008 2379), 2399.
  50. 50 Rapport du groupe de travail consacré au système de l’obligation de servir, du 15 mars 2016, p. 45 s.
  51. 51 Art. 1er LSC.
  52. 52 La liste complète des avis issus de la procédure de consultation est disponible ici : https://www.admin.ch/ch/f/gg/pc/documents/2964/LSC_Avis.pdf (consulté le 11 février 2019).
  53. 53 TMA 2 du 15 juillet 2005, Confédération suisse c. M. E., consid. IV 2.
  54. 54 Stefan Flachsmann/Patrick Fluri/Bernhard Isenring/Stefan Wehrenberg p. 148, n. 1 ; Peter Popp, Kommentar zum Militärstrafgesetz vom 12. Juni 1927. Besonderer Teil, Saint-Gall 1992, art. 81 N 10 ss. Contra notamment Kurt Hauri, art. 81 N 47.
  55. 55 ATMC 8 Nr. 50. Stefan Flachsmann/Patrick Fluri/Bernhard Isenring/Stefan Wehrenberg, p. 149 n. 5 ; Peter Popp, art. 81 CPM N 10 ss.
  56. 56 Art. 336 al. 1er let. e et 336c al. 1er let. a CO.
  57. 57 Cf. art. 9 de l'Ordonnance concernant l'appréciation médicale de l'aptitude au service militaire et de l'aptitude à faire du service militaire du 24 novembre 2004 (RS 511.12 ; OAMAS).
  58. 58 Message concernant la modification de la loi fédérale sur le service civil du 27 août 2014, FF 2014 6493, 6528 s.